little iced tea (vera)

Le film avait été tout simplement génial. Si doux qu'Aislinn en avait eu les larmes aux yeux, à plusieurs reprises, et s'était accrochée à la main de Vera en se tendant au fur et à mesure de la montée de l'émotion. Et la lumière... La lumière était l'une des plus belles qu'elle ait jamais vu. Toute la réalisation en fait était méticuleusement travaillée pour donner le ton d'une atmosphère tendre. C'était exactement ce qui touchait Aislinn au coeur.
Après le cinéma, les deux jeunes femmes étaient sorties en discutant joyeusement du film, bras dessus, bras dessous. Elles s'étaient dirigées vers un café dans lequel elles avaient leurs habitudes. Parfois, Aislinn devait s'appuyer sur Vera pour alléger la douleur qui lui vrillait la hanche ces derniers temps, mais elle essayait de réprimer cet instinct pour ne pas inquiéter son amie. Certains jours, la douleur l'épuisait à un point... Mais elle n'en était pas encore là. Elle pouvait encore tenir.
Une bulle de bonne humeur entoura Aislinn quand elle vit qu'il restait une table sur la terrasse légèrement surélevée. Elles s'assirent et la jeune rousse étendit sa jambe douloureuse avec un soupir de soulagement. Cela faisait un bien fou.
« Je me prendrais bien un bubble tea... C'est nouveau et ça a l'air super-bon ! Au fait, il paraît que vous allez bientôt sortir une nouvelle collection ? Je ne me suis même pas encore jetée sur tout ce qui m'intéressait de la dernière. Tu travailles plus vite que l'éclair ! »

Vera avait donné son accord, un peu plus tôt dans la semaine, pour une sortie cinéma avec Aislinn, rencontrée dans le cadre de l'association venant en aide aux femmes battues du 555 California Street. Au programme, le film Love, Simon, dont elles sortent toutes les deux en se tenant le bras. Vera a beaucoup apprécié le film - c'était bien mieux que le dernier navet qu'elle est allée voir avant ça, honnêtement. Elle suit son amie, à la sortie, jusqu'à un petit café qu'elles ont l'habitude de fréquenter, et elles s'installent toutes les deux en terrasse. Ca va ? Tu as l'air d'avoir mal, elle note comme elles s'installent toutes les deux. Je ne connais pas le bubble tea mais je te suis, si tu dis que c'est super bon, elle déclare joyeusement. Elle adore le thé - sous toutes ses formes. Chaud, glacé, en bouteille, à bulles... tout. Vera offre un sourire à son amie lorsqu'elle lui parle de sa nouvelle collection et acquiesce. Oui, effectivement, on la sort bientôt - d'ici le début du mois de juillet, normalement. Je ferai comme d'habitude, une petite soirée de soldes pour les pièces des anciennes collections. Mais elle doit bien admettre qu'elle est assez excitée par la sortie des nouvelles pièces. On va faire toute une série de nouveaux accessoires féminins, elle lance dans un sourire entendu. J'ai bien trop hâte - je suis toujours comme une gamine, à chaque nouveauté que je propose.

Aislinn avait répondu d'un haussement d'épaule à l'inquiétude de son amie. Si elle lui disait qu'elle devrait bientôt aller à l'hôpital pour de nouvelles radios, cela ne ferait que l'inquiéter. Et Aislinn n'inquiétait jamais ses amis. Pas volontairement. Elle s'inquiétait pour eux, ça oui, mais elle refusait de voir cette étincelle soucieuse dans leurs yeux. Ce n'était pas utile. Elle se débrouillait très bien après tout. Et même mieux que ça, souvent.
« J'ai vraiment hâte de voir ce que tu vas faire. Et considère que je serai là pour la soirée de soldes, mais si ça continue, je vais devoir poser une extension à mon dressing. Enfin, ça va être inévitable à ce rythme. J'ai beau donner ce que je ne porte plus, le stock se renouvelle trop vite dans mes armoires. »
Et c'était encore pire avec les livres, parce que les livres, elle ne les donnait pas. Elle aimait trop les voir, les toucher, les relire. Elle aimait leurs couleurs, leurs mots, les noms des auteurs et les petites dédicaces à l'intérieur. À l'université avait circulé une rumeur particulièrement blessante quant à sa relation aux livres qui l'avait poussée à mettre de la distance. Depuis, elle avait fait le point, et décidé qu'elle se moquait bien de leurs avis. Elle voulait profiter.
Quand la serveuse arriva, elle commanda un bubble tea thé vert, rose et litchi. Elle avait goûté ces étranges boissons pour la première fois dans une convention et en était tombée amoureuse. Il s'agissait d'un thé glacé tout ce qu'il y a de plus classique, avec au fond des perles molles qui renfermaient un liquide plus sucré. Elles remontaient en même temps que le liquide par la paille et se brisaient dans la bouche. Un régal. Quand les boissons arrivèrent, elle dut s'empêcher de se jeter sur la sienne. Elle devait savourer.
« Alors, tu aimes ? »
Elle, elle trouvait ça délicieux. Elle serait bien restée là à ne penser qu'à sa boisson, mais son téléphone se mit à sonner. Avec un regard d'excuse pour son amie, elle décrocha, reconnaissant le numéro du refuge où elle était bénévole. Le front légèrement plissé, elle écouta ce que l'homme qui travaillait là avait à lui dire, puis, quand elle raccrocha, servit à son amie le plus éclatant des sourires.
« Je viens d'apprendre qu'Olaf est tiré d'affaire ! Tu te souviens, c'est le chaton qu'on avait trouvé dans une benne juste avant qu'elle soit embarquée par les éboueurs... »
L'histoire d'Olaf avait ému dans le cercle d'amis d'Aislinn. Le chaton, quand il était arrivé au refuge, était minuscule, déshydraté, et son oeil droit avait été énucléé. Mais aujourd'hui, grâce aux soins dévoués du vétérinaire, le petit se remettait, même s'il fallait encore garder un oeil sur lui.
« Je suis tellement contente ! Même si on ne sait pas encore chez qui il va aller... La saison des abandons a commencé, alors on commence à manquer de familles d'accueil, les nôtres ont commencé à pousser les murs. »

Elle est cruelle, elle le sait. Avec ses anciennes collections, toutes les robes, les chaussures, les petites vestes, les sacs à main, les pochettes et tout le reste. Toutes ses amies deviennent folles dès qu'elle parle des soldes des anciennes collections, et comme elle est extrêmement généreuse, il n'est pas rare qu'elle se contente simplement d'offrir les pièces. Peu importe qu'elle soit obligée de serrer la vis de ses dépenses le moins suivant. Je sais, je sais, je suis cruelle. En même temps, toutes ces belles pièces doivent bien trouver une deuxième vie, si elles ne sont pas achetées par des clientes pressées. Vera hausse une épaule amusée et replace une mèche de ses cheveux derrière son oreille. Si on lui avait dit, il y a quelques années, que sa propre entreprise allait prospérer et fonctionner de la sorte, elle serait partie d'un grand éclat de rire et serait retournée à ses occupations. Jamais, oh grand jamais, elle n'aurait pensé pouvoir devenir sa propre patronne - et pire, la patronne d'autres gens. La patronne gentille et bienveillante d'autres gens, certes. Mais la patronne, tout de même. Rien qu'à l'idée, elle se sent dans un état proche de l'euphorie. Mais elle lutte, chaque jour qui passe, pour rationaliser tout ça, et de préférence pour ne pas se laisser emporter dans une spirale d'excitation trop importante.

Les boissons arrivent, et Vera se jette littéralement sur la sienne - elle n'avait pas réalisé, installée confortablement sur un siège au cinéma, à quel point elle était assoiffée. C'est vraiment délicieux, oui, elle note dans un sourire léger. Elle a bien compris que son amie souffrait de quelque chose, quelque part. Mais elle a aussi compris qu'elle ne souhaitant pas en parler - et elle respecte ce choix. Du moins, pour l'instant.

Tant mieux pour Olaf, il était tellement mignon ! elle s'exclame tandis que son sourire s'élargit malgré elle. Elle adore les animaux. Elle pourrait passer sa vie avec des animaux - d'ailleurs ce n'est pas pour rien si elle arrive à supporter l'ours qui lui sert de colocataire depuis des années. J'adorerai lui faire famille d'accueil tu sais ? Enfin, j'ai toujours rêvé d'avoir un chat. Il faut juste que j'en touche un mot à Tristan, elle complète en fronçant le nez. En plus il serait dans l'immeuble, tu pourrais passer le voir quand tu veux ! Oh et puis merde, après tout, je m'en fiche de la réponse de Tristan. Je veux ce chaton ! Je peux ? Tu crois que je ferais une bonne mère de chat ? Elle avale une autre gorgée de son tea glacé, tous sourires. Et voilà - une simple idée jetée en l'air comme ça et la voilà surexcitée.

Elle était gentille, Vera. Il y avait en elle une douceur, une générosité, qui donnait envie à Aislinn de s'y blottir comme un chat. Mais elle ne le faisait pas, déjà parce que les bonnes manières c'était pas un truc que tu suivais seulement quand ça te plaisait, ensuite parce qu'elle avait décidé de cesser de s'attacher vraiment aux gens. Le plus souvent, elle leur donnait ce qu'ils voulaient, qui que ce fut, puis les les laissait s'en aller quand ils n'avaient plus besoin d'elle. Mais Vera n'avait pas besoin d'Aislinn, sinon elle serait partie longtemps auparavant. Elle avait juste envie d'être là. Et ça, ça faisait vraiment du bien.
En la regardant s'enthousiasmer à propos d'Olaf, la jeune femme eut un sourire doux, attendrie de la voir si exubérante - dans le sens positif du terme. Jouant avec sa paille, elle posa sur elle un regard songeur, sans le côté impitoyable qu'elle servait aux adoptants inconnus.
« Tristan ? Tu sais qu'il a déjà adopté Chester au refuge ? Enfin, du coup je sais déjà que l'appartement est adapté à la venue d'un chaton. Il faudrait juste que vous puissiez venir avec Chester pour que les deux chats fassent connaissance sous surveillance. S'il y a une grosse bagarre entre eux, ça risque de se compliquer... Mais sinon c'est tout à fait possible oui ! Il a été stérilisé et pucé pendant ses opérations, et est en ordre de vaccins. Par contre, tu devrais quand même demander à Tristan. Pourquoi tu ne lui enverrais pas un SMS tout de suite ? Comme ça on saura vite si on peut te réserver Olaf. »
Aislinn connaissait bien Chester, le petit chat de Tristan. Elle avait été sa famille d'accueil pendant plusieurs mois avant qu'il soit adopté. C'était elle qui s'était occupée d'effacer un à un les traumatismes qu'il avait pu vivre. Ce qui n'avait vraiment pas été facile, puisqu'il s'agissait de l'un des nombreux cas où elle n'avait rien su du passé du chaton. Avec Olaf, c'était sensiblement la même chose, d'ailleurs... Mais la patience et la tendresse, deux qualités qu'Aislinn avait sans limite, faisaient des merveilles.

Oui, bon. Ils avaient déjà un chat. Mais c'était plus le chat de Tristan qu'un chat commun - et son meilleur ami ne pouvait pas vraiment lui interdire d'avoir son propre chat, d'autant que la question de savoir s'il était ou non l'ami des bêtes ne se posait plus réellement maintenant qu'il avait sauté le cap le premier. Tristan, un SMS ? elle demanda avec tendresse, une espèce de pétillement suspect dans les yeux. Elle aurait sans doute détesté se voir ainsi - mais Vera était très forte en ce qui concernait le déni. Et avec Tristan, elle nageait à corps perdu dans le déni. Il ne peut rien me refuser, de toute façon, il adoptera Olaf aussi vite que Chester avant lui. Et puis, il ne peut pas dire qu'il n'aime pas les chats, elle précisa dans un haussement d'épaule. Mais oui, par contre, je pense qu'il faudra les faire se rencontrer, histoire d'être surs qu'ils peuvent s'entendre, tous les deux, sinon le pauvre Olaf aura une vie bien moins drôle que celle qu'il mérite. Chester est drôlement bien intégré à la vie de l'appartement. Et jamais de la vie Vera n'imposerait ça à un chat. Elle voulait les habitants de son appartement heureux, qu'ils soient humains ou animaux, il n'était donc pas question de courir le risque d'une mésentente. Tu pourras peut être passer à l'occasion, avec lui ? Comme ça, on pourra même voir si l'appartement lui plait, ou si Chester garde trop son territoire pour permettre à un nouveau chaton de débarquer, elle suggère en souriant. Elle attrape toute de même son téléphone, mais plutôt que de poser la question à Tristan, qui est en train de lui envoyer des SMS parce qu'il fait passer des examens et que, visiblement, il s'ennuie, elle lui indique qu'elle est sur le point d'adopter un autre chat - sous réserve de bonne entente, évidemment - et lui précise aussi qu'il ferait mieux d'apprendre au sien à ne pas escalader les meubles. Et c'est pour rire, évidemment, parce que c'est peine perdue ; le chat a fait de l'appartement son royaume, et les pauvres humains qu'ils sont n'ont pas à lui donner le moindre ordre à ce sujet. Je l'ai prévenu. Et c'est si ça ne t'ennuie pas de passer, bien sûr. Sinon, je viendrai avec Chester, ça va de soi.