INSTANT CRUSH / aislinn

Aislinn sortit de l'hôpital fatiguée et meurtrie. Ce n'était même pas de la kinésithérapie, mais des radios, et si rien que ça, ça faisait encore assez mal pour qu'elle rêve d'avoir un lit à disposition et de ne plus jamais en bouger, qu'est-ce que ce serait quand elle devrait retourner voir un kiné comme son médecin le lui conseillait ? Sa guérison aurait dû progresser, mais ça devenait juste de pire en pire, comme si elle avait déjà atteint et dépassé le meilleur de ce que son corps pouvait donner comme rémission.
Pour soulager un peu les élancements dans sa jambe, Aislinn s'assit à la première table libre qu'elle trouva sur la terrasse d'un café. Elle allait se boire un truc bien frais, sans doute un thé glacé, puis appeler un taxi pour rentrer chez elle. Elle ne se sentait ni la force ni l'énergie de marcher. Quand un serveur s'approcha d'elle avec son petit calepin et sa poche à pourboires, elle passa commande, puis resta seule avec ses pensées. Exactement ce qu'elle voulait être. Seule.
Mais bien sûr son souhait ne pouvait se voir exhaussé. Pourquoi la vie serait-elle si facile et qu'aurait-elle fait pour mériter un tel cadeau ? non, à peine quelques instants plus tard la chaise en face de la sienne fut tirée et un garçon s'y assit. Aussitôt Aislinn le maudit intérieurement parce que franchement il était facilement dans le top 10 des gens qu'elle ne voulait pas voir maintenant.
Il se mit à parler de sa voix trop criarde et trop enthousiaste et elle ferma les yeux dans le vain espoir de s'en isoler, exactement comme si elle avait la gueule de bois sauf que c'était tout son corps qu'elle sentait parcouru d'échardes. Elle n'aurait jamais dû coucher avec ce type, et encore moins lui laisser son numéro. Elle se promit de ne plus jamais boire puis se souvint de la bouteille de whisky familial qui traînait chez elle et qu'elle rêvait de siffler pour s'engourdir le corps et l'esprit. Ok, ça avait été pas mal, cette nuit avec lui, mais rien de transcendant alors pourquoi avait-elle fait une telle connerie ?
Quand il parla d'un éventuel mec dans sa vie, elle dut s'empêcher de bondir par-dessus la table pour lui enfoncer son poing dans la figure suffisamment fort pour qu'il lui ressorte par le cul. Ok, calme, c'était pas la faute de ce gars si son dernier copain en date était mort dans un accident de voiture, et tous leurs rêves avec. En plus avec sa jambe elle ne pouvait bondir au-dessus de rien du tout. Chienne de vie. On ne pouvait même plus taper sur les gens chiants.
« Écoute c'est pas toi le souci d'accord ? C'est juste que je ne fais pas ce genre de trucs. »
Elle fut interrompue par son thé glacé posé devant elle, et remercia le serveur d'un petit signe de tête avant de reprendre, sa voix ayant perdu en mordant.
« Sortir, je veux dire. Je ne sors avec personne. Je couche, bien sûr, je trouve même ça plutôt cool, mais sortir avec un mec, même comme ça, même pour voir ce que ça donne, c'est pas mon truc. Je ne savais pas que c'était ce que tu voulais quand j'ai commencé à te draguer l'autre soir et si je l'avais su je me serais abstenue. »
Sans doute. En fait elle n'en était même pas sûre. L'alcool avait tendance à la faire agir comme elle le voulait plutôt que comme elle le devait. Et une vraie relation, ça lui manquait tellement...

Il y avait comme une ombre de fureur dans les yeux de ce garçon. Joseph. Elle se souvint de son nom et de la manière dont elle l'avait soupiré comme une délivrance quand enfin il avait été là, à s'affairer entre ses cuisses pour tenter de rallumer un feu trop souvent éteint. Il y avait plutôt bien réussi. Mieux que la moyenne en tout cas. Il fallait dire que les mecs se débrouillaient très mal la plupart du temps, à être persuadés dur comme fer que leur pénis était le centre du monde et à copieusement ignorer le clitoris.
Elle l'écoutait déverser son venin sagement, comme une bonne fille docile, comme on aurait si souvent aimé qu'elle soit, comme elle avait souvent été, entre les mains de ses professeurs de danse du moins. Le souvenir de tous les étirements, de toutes les fois où ils l'ont forcée hors de ses limites quitte à ce qu'elle soit physiquement blessée, ramena une douleur comme une vrille dans sa jambe et elle dut se tendre pour ne pas laisser échapper une plainte, pour ne pas se replier sur elle-même. Seuls ses yeux témoignaient, comme toujours en public, de sa souffrance. Elle ne pouvait se permettre plus. Mais la douleur l'avait adoucie au moins, à moins que ce ne soit le fiel de Joseph qui comme par esprit de contradiction la poussait à la douceur.
« Mais qu'est-ce que ça t'aurait apporté, exactement, que je te réponde ? Que je fasse durer ? De toute façon, à la fin, je n'aurais pas été avec toi, parce que je n'aurais été avec personne. Je n'ai pas envie d'une relation. Si tu veux tout savoir, je n'en ai eu envie qu'une fois, et vu la fin que ça a donné, je n'ai pas envie de revivre ça. De faire vivre ça à qui que ce soit. Alors oui, je préfère comme tu dis rentrer chez moi me faire une tisane. D'ailleurs, si tu penses que ce genre d'activités vaut ton mépris, alors tu peux être sûr qu'en effet, entre nous tu n'aurais jamais marché. »
Il y avait comme une ombre dans sa voix, et une fatigue plus vieille qu'elle, un poids lourd sur les épaules, une porte à peine entrebâillée et déjà prête à se refermer. Elle secoua doucement la tête, résistant à l'envie de fermer les yeux et de se replier sur elle-même pour sangloter sur celui qu'elle avait perdu. La culpabilité ne s'en allait jamais vraiment. Elle avait l'impression de retrouver en ce sentiment un ami de toujours, exacerbé depuis la mort de James. Son regard, porté au loin, était infiniment triste, comme si elle se trouvait au-delà des larmes, au-delà de la détresse qui fait pousser des cris et supplie le Seigneur de venir à votre aide.
« C'était chouette, cette nuit-là, vraiment. Ne peux-tu pas accepter le cadeau que nous nous sommes fait l'un à l'autre et t'en contenter ? Pourquoi en as-tu seulement voulu plus ? »
Qu'as-tu vu en moi que je ne saurais voir ? aurait-elle voulu ajouter. Mais cette question-là elle se devait de la taire, parce que ça révélait trop de failles, trop de faiblesses, trop d'endroit par lesquels il pouvait l'empoigner pour la blesser plus qu'elle ne l'était déjà.